Aujourd’hui ce leadership passe par l’action très volontariste de la Commission : Green Deal, Fit for 55, taxonomie, normalisation extra-financière, taxe carbone. De plus, la stratégie « Global Gateway » de l’Union européenne annoncée le 1er décembre 2021 par la présidente Ursula Von der Leyen est une reconnaissance de cette interaction et de la nécessité d’investissements de grande échelle, d’une mobilisation de capitaux pour soutenir la transition énergétique, et d’une nouvelle façon de penser les relations entre l’UE, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine et surtout la Chine.
Au sein de l’Europe, la position allemande est très puissante mais singulière puisque tournant le dos très tôt au nucléaire militaire et par contamination et calcul politique au nucléaire civil, elle a développé massivement les énergies renouvelables tout en restant fortement dépendante du charbon et du gaz importé pour assurer le « baseload » électrique. L’industrie automobile est un des points faibles de l’Allemagne avec une confrontation frontale entre l’industrie allemande et l’industrie franco-italienne. De façon générale, le calcul d’une énergie bon marché assise sur le gaz russe, associé à l’économie de bazar montée avec les pays d’Europe de l’Est et une forte dépendance commerciale à l’égard de la Chine ont considérablement fragilisé l’autonomie européenne et la crédibilité de ses engagements climat.
Ainsi la neutralité carbone affichée pour l’Allemagne en 2045 est pour l’instant peu crédible, comme l’a d’ailleurs souligné la Cour Constitutionnelle : maintenir la base industrielle forte consommatrice d’énergie tout en apportant l’énergie aux villes dont la densité et donc l’efficacité énergétique sont faibles semble extrêmement difficile. L’Allemagne est ainsi dépendante des énergies de transition et, plus fondamentalement, d’un modèle économique fondé sur la croissance.
Pour l’Allemagne, le succès de ses exportations est lié aux inégalités sociales avec une élite et des ouvriers professionnels qui sont bénéficiaires. Dans ce contexte et comme ailleurs, le discours demandant à l’ensemble de la population de faire des sacrifices, à changer de mode de vie, sans s’attaquer aux inégalités, est dévastateur.
Ainsi les contradictions allemandes viennent amplifier les ambiguïtés européennes. En un mot, l’Europe n’étant pas en mesure d’assumer un leadership dans le domaine de l’énergie, il lui sera compliqué d’assumer un leadership dans le domaine climatique. Contrairement aux USA, l’Europe n’est en effet pas une puissance énergétique et ne dispose pas de ressources propres et cela pose cruellement la question de sa dépendance : elle subit ainsi un coût de l’énergie plus élevé qu’ailleurs et s’avère dépendante des matériaux critiques, des technologies étrangères avancées, et des productions installées en Chine que celles-ci soient chinoises ou étrangères. Il est à l’heure actuelle grandement incertain, contrairement à ce qu’affirme la Commission, que la transition énergétique s’accompagne d’une réduction des dépendances et d’une autonomie stratégique du continent. Mais le volume total de ses émissions reste relativement faible en comparaison des USA ou des grands émergents polluants comme la Chine ou demain l’Inde.
Au total, la transition européenne excessivement volontariste, en étant trop peu soucieuse des contraintes sociales et stratégiques, porte en elle-même le risque de conduire à une poursuite de la désindustrialisation et à une précarité énergétique potentiellement génératrice de mouvements de contestation de la transition. De plus une stratégie inapplicable ailleurs, avec des fuites de carbone importantes et une contribution limitée à l’innovation, peut ruiner les efforts européens pour dessiner une voie praticable globalement et ainsi réduire encore son impact mondial dans le cadre d’un monde tripolaire.
Est-ce à dire pour autant que l’Europe est infondée dans son projet de leadership climatique ? La réponse doit être nuancée car l’Europe garde des atouts importants : niveau de l’épargne européenne qui pourrait s’investir plus massivement dans le Pacte Vert, savoirs-faire importants, capacité à expérimenter en son sein des négociations et des équilibres qui pourraient s’exporter, capacité historique à combiner le social et le développement.
La Chine ou la volonté de sécuriser ses ressources pour défendre son modèle de croissance
Depuis Deng Xiaoping la croissance a été en Chine une priorité et a permis d’éradiquer la pauvreté dite « extrême », mais elle s’est faite au prix d’une dépendance excessive aux énergies fossiles. La Chine, premier producteur mondial, brûle aujourd’hui plus de la moitié de la production de charbon mondiale et est depuis 2006 le premier émetteur de CO2 (30% des émissions totales). Cette politique a permis de créer et valoriser la classe moyenne en lui faisant miroiter un accès à un mode de vie consumériste et moderne calqué sur celui de l’Occident et ainsi de stabiliser le régime politique en place, à l’inverse de l’évolution « démocratique » attendue par les Occidentaux après l’accession du pays à l’OMC en 2021.
Sans le charbon, et du charbon chinois donc bon marché, la Chine ne serait sans doute pas devenue la deuxième économie mondiale. Rien d’autre n’aurait en effet pu remplacer le charbon chinois (58% du mix énergétique en 2019) dans la course incroyable au PNB menée par le pays depuis 20 ans (en moyenne 8-9% par an sur cette période) ! Ce développement accéléré s’est effectué au détriment de l’environnement avec des niveaux de pollution de l’air, des eaux et des sols parmi les plus élevés au monde.
Ainsi la contradiction entre le social et donc la croissance et le climat et l’environnement est-elle encore plus forte en Chine qu’ailleurs. Les coupures d’électricité de 2021 en sont une flagrante illustration. Avec le redémarrage de l’économie et de l’atelier du monde pour satisfaire la demande occidentale créée par les programmes de stimulation de leurs économies, il a fallu plus d’électricité alors qu’un programme de réduction de l’intensité énergétique venait d’être mis en route en 2020, des projets de centrales thermiques au charbon annulés, des mines de charbon fermées. Des mesures de rationnement ont donc dû être mises en place en urgence et des industries vitales ont dû interrompre leurs unités de production, notoirement Apple (IPhone, PC) ou BASF (chimie)
Mais les problèmes de pollution, d’inondations et de stress hydriques posent aujourd’hui question. Plus généralement la Chine sera fortement impactée par le dérèglement climatique.
La Chine veut se présenter d’ailleurs aujourd’hui comme le leader responsable des pays émergents : G77 et BASIC. Elle le fait en recherchant un équilibre entre développement et responsabilité : elle multiplie les engagements en faveur du climat (pic d’émissions de CO2 en 2030 au plus tard, et la neutralité carbone en 2060, fin du financement des centrales à charbon du programme des « routes de la soie ») ; et elle défend aussi la poursuite d’un droit au développement considéré comme non négociable, une priorité finalement peu éloignée de la position américaine historique sur le sujet. Dans cet équilibre fragile, bien qu’ayant officiellement annoncé l’abandon des projets de centrales à charbon le long des routes de la soie, la Chine se réserve le droit souverain de recourir au dieu charbon dès que la sécurité économique le requiert.
Encore plus que l’Allemagne, son modèle de croissance repose en effet sur la nécessité de fournir de l’énergie à son appareil industriel et de lui permettre de continuer à exporter à bas coûts, d’où son obsession de sécurité énergétique. Contrairement aux USA, qui sont devenus un exportateur net de gaz grâce à l’exploitation du pétrole de schistes, la Chine dépend grandement des importations pour assurer sa sécurité énergétique (elle est le deuxième importateur mondial de pétrole après l’EU). Avec une exception toutefois : elle dispose de ressources abondantes de charbon qu’elle utilise massivement de toutes les façons : production d’électricité, mais aussi synthèse du pétrole, pétrochimie, etc… Seule une sécurisation des relations internationales et des flux de matières premières pourrait ainsi limiter l’utilisation future du charbon, mais il est clair que cela n’est aujourd’hui pas à l’ordre du jour.
Notons également que la Chine a une lecture très stratégique de la transition, elle y voit des opportunités nouvelles : elle a su anticiper en prenant le contrôle des industries énergétiques du futur : prise de contrôle des mines et sites de production de terres rares, intégration des filières batteries, photovoltaïque, utilisation des règles de dumping, investissements de R&D concentrés sur les technologies critiques.
Ainsi 75 % de la production globale des batteries pour véhicules électriques est en Chine. ATL est de très loin la plus grosse entreprise mondiale même si (loin derrière), il y a quelques coréens et japonais. Toute la chaîne de valeur, y compris les matières premières, est contrôlée par la Chine ; elle est au centre de gravité de la production des matières premières après avoir pris des contrôles dans des mines en Afrique : au Congo, au Mozambique, en Tanzanie. Elle contrôle 80 % du raffinage de toutes les matières premières nécessaires à la construction des batteries : par exemple, 66 % des anodes et cathodes et 73 % des cellules. Sur les 200 méga-usines de fabrication de batteries dans le monde, 150 sont en Chine.
Pour les panneaux solaires, les chiffres sont équivalents. La production de panneaux solaires s’élève à 110 GW en 2019, pour un total mondial de 144 GW.
Cela conduit plus généralement à des prises de contrôle ciblées dans les technologies critiques pour la transition.
Enfin dans le domaine de la sécurité on doit citer l’acquisition de terres arables en Afrique et en Amérique du Sud. Si la Chine devait rencontrer à l’avenir des problèmes de sécurité alimentaire, elle pourrait bien vouloir acheter toute la production agricole des pays dans lesquels elle a effectué auparavant des investissements fonciers.
La Chine a ainsi un objectif clair et elle agit de manière très déterminée en fonction de cet objectif : se servir de la transition énergétique pour en sortir victorieuse et consolider son leadership mondial.
Ses faiblesses restent cependant nombreuses : relative faiblesse de l’innovation technologique, dépendance énergétique, fort impact du dérèglement climatique, détérioration importante de l’environnement, vieillissement accéléré de la population… au premier rang desquelles il ne faut pas perdre de vue les sanctions économiques américaines qui commencent à perturber gravement les industries de son écosystème militaro-industriel.
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